Françaises, Français,
Belges, Belges,
Suissesses, Suisses,
Québécoises, Ivoiriens, Laotiens, Algériennes,
Francophones, francophones,
Public chéri, mon amour,
Qu’il me soit permis de clamer ici mon amour pour ceux dont le verbe a donné à la langue française ses lettres de noblesse. Non pas que ce Panthéon d’illustres, parmi lesquels poètes, politiques, humoristes, immortels, de France, de Navarre, mais venant aussi substantiellement de latitudes bien éloignées, ne se distingue de ses confrères de par le monde. Mais, loin des comparaisons phallocrates sur l’ampleur de nos verves nationales, je tiens à témoigner ma plus grande admiration à ceux qui ont permis, par leur rigueur et leur imagination, l’érection de la langue riche, profonde, qui m’a été enseignée.
La langue française n’a plus, sans doute, aujourd’hui, l’assurance d’autrefois, aux temps où elle était célébrée pour la pertinence de ses auteurs contemporains. Dans l’Hexagone, on s’en émeut beaucoup. Au plan politique, c’est même une obsession. Nos auteurs comptant pour rien ? Pas question d'accepter ça sans qu'on tambourine un peu pour montrer qu'on existe. Si notre idiome cesse d’influencer le monde, notre pays le cessera-t-il dans son sillon ?
C’est réduire évidemment la question de la francophonie en une bien sinistre lutte de chapelles. Pis, c'est lui prêter une dimension hégémonique et universelle à laquelle elle ne me semble jamais avoir adhéré, et ne gagnerait en tout cas pas à adhérer. En effet, réduite à peau de chagrin, la langue française a été boutée hors de ses prérogatives par les charges anglo-saxonnes facilitées par deux guerres mondiales victorieuses et une suprématie économique et militaire de plus d’un siècle. C'est un fait historique, soit. Mais depuis maintenant de nombreuses décennies, elle maintient malgré tout une certaine aura grâce à la résurgence de son attrait hors des frontières hexagonales.
Avec Césaire, Brel, Senghor, Maalouf, Ionesco, de très grandes pages de la langue française ont été tournées au vingtième siècle par des auteurs qui ne se réclamaient pas de la cocarde mais ont « plié la langue à leur vouloir-dire ». Les meilleurs défenseurs du français se trouvent souvent à l’étranger, en Belgique ou à Québec. Assimiler notre idiome aux intérêts nationaux, en opposition d’une supposée domination de la culture anglo-saxonne, me parait manquer de pertinence.
C’est pourtant la voie la plus souvent choisie par nos gouvernants. Avec une TV5 qui passera sûrement dans le giron d'une France apposée Monde, ou avec un Césaire qu’on voudrait canoniser par la République, c’est bien la francophonie qu’on veut réduire à la simple expression de la voix hexagonale.
Nos gouvernants savent justifier cette politique plus centraliste que fédérale, et surtout pas fédératrice. Il est commun de décrire l’explosion de l’anglophonie comme une calamité pour la culture, en particulier pour sa diversité. C'est une calamité pour le monde, ça l'est encore plus pour la France. Le tout anglophone nuirait à la diffusion de nos textes. L'opportunité de la traduction serait réductrice et destructrice de sens pour des œuvres produites dans un français précis. La réalité est que la France a peur de la diversité. Doit-elle avoir peur de comparer un Hugo à un Steinbeck ? Un Lamartine à un Poe ? Un Molière à un Shakespeare ? Mêmes traduits dans un anglais mauvais, nos auteurs n'ont-ils pas signé des textes suffisamment pertinents pour se faire une place ? Proust disait bien que « les maximes les plus profondes sont celles où la pensée semble la plus indépendante des mots et de leur aménagement ». Nos lumières étaient-elles si ternes que leurs idées ne sachent dépasser leur propre langue ? Je ne le crois pas.
Le multilinguisme est une force, un atout indéniable pour l’ouverture au monde et à sa diversité. Doit-on prendre ombrage que la société mondialisée impose un apprentissage systématique de l’anglais ? Pas nécessairement. Si l’anglais devient, plus qu’elle ne l’est déjà, une langue internationale, si chaque français la maîtrise parfaitement, il sera aisé de traduire dans cette langue les textes et œuvres des penseurs et poètes de notre vieille nation. Il sera aussi aisé pour les penseurs français de lire des textes chinois, indiens, brésiliens ou iraniens, qui seront eux-mêmes traduits en anglais. Ainsi, l’anglais universel peut permettre une plus grande diversité culturelle, une diffusion mondiale des idées, et non simplement un déversement de culture anglo-saxonne. Que cette langue ait des limites qui amputent la beauté des œuvres, soit. Mais pour inviter l'étranger à lire Baudelaire en français dans le texte, à lui donner envie d'apprendre notre langue pour mieux apprécier ses textes, encore faut-il qu'il ait pu découvrir l'auteur dans un idiome qu'il comprenne au départ. L'anglais peut, pour la première fois dans l'histoire, permettre cette communication basique nécessaire à la compréhension entre les peuples.
Face à un tel phénomène, quel sera le rôle du français ? Celui qui a toujours été le sien : celui d’une langue raffinée, celui d’une langue précise, celui d’une langue esthétique, celui d’une langue aux possibilités poétiques et intellectuelles reconnues, celui d’une langue diplomatique, car civilisée. Une langue d’élites donc. D’élites intellectuelles et artistiques, qui aujourd’hui toujours la plébiscitent. Le français est toujours la langue la plus utilisée dans les institutions internationales. Au Parlement européen, il est plus courant de parler le français que l’anglais, qui représente plus une langue de repli pour communiquer avec les non-initiés non francophones. C’est dans un contexte d’extrême ouverture linguistique que le caprice des dieux a petit à petit adopté le français comme langue de travail parmi les 23 langues de l’Union européenne. Paris mettant de l'ordre dans Babylone, ça ne choque personne !
Une langue d’élites sur la scène internationale, est-ce donc un si terrible destin ? Les francophones préféreraient-ils donc l’universalité communicationnelle de l’anglais ? Cet anglais simplifié et épuré de façon à pouvoir être utilisé par un maximum de monde. L’anglais est la langue de la communication, le français sera celle de la réflexion. L’anglais est la langue de la technique et de la science, le français restera celle de la littérature et du politique. L’anglais est devenue la langue de la musique, le français est toujours celle de la poésie. En généralisant l’apprentissage de l’anglais auprès de leur population, les pays francophones disposeront d’une population capable de bénéficier de deux puissants vecteurs de communication à l’étranger. Un avantage comparatif précieux. Pour cela il faut se résoudre à ce que le français ne soit pas la langue - n'en déplaise à ses valeurs - universelle, mais qu'elle reste indispensable par la force de ses penseurs.
Le multilinguisme est en effet une force. L’obsession française à préserver les acquis a poussé la population à repousser vigoureusement l’enseignement des langues, notamment à l’oral. Préserve-t-on vraiment sa langue en ne s’ouvrant pas à d’autres cultures ? Bien au contraire, le français se meurt d’être une langue trop intransigeante. Ne rejetons pas les apports des argots, des rues, de la jeunesse, de l’étranger ! Ne les rejetons surtout pas par académisme lorsque la population les plébiscite. Quand un peuple porte aux nues le chercheur de phase de Paname Fabien Marsaud, ou le tcho biloute de ch’nord Dany Boon, c’est bien une reconnaissance, une consécration pour l’attentat verbal, pour les douces entorses au séant langage, qui font en réalité sa beauté. Qu’un Rabelais, un Céline ou un Brassens aient pu glorifier l’argot abonde dans ce sens. Comment de telles plumes auraient qualifié celui qui, reclus derrière un dictionnaire, rejetterait tout droit d'expression à ceux dont l'usage a pourtant consacré la langue ? Des couillons ? Des cons ? Ce mot si fort qui avait impressionné Sartre et qui dut attendre plusieurs siècles avant de se voir autoriser son sens populaire d'imbécile ?
Dans le système scolaire, on afflige l’éducation d’un apprentissage du français rigide et élitiste donnant seul la clé de la réussite. Les immigrants, non francophones ou parfois simplement d’une francophonie dissonante, subissent directement les causes de cette intransigeance. Parce que les élèves sont déclarés nuls en français, faute de se l’être vu appris par une famille au niveau académique, ils se voient refusés l’entrée dans l’enseignement supérieur, à la réussite, et plus simplement à l’expression de leurs idées. Impossible d’en démordre pour les professeurs de français, le niveau baisse inexorablement depuis trente ans. Étonnant, chez les ados, cette manie de ne pas faire des phrases ! Mais on en oublie que depuis trente ans également, la population écolière s’est considérablement bigarrée et la jeunesse française a intégré des apports culturels impressionnants. Pourquoi blâmer une population française dont le niveau global en langue et en culture françaises a baissé, mais qui a d’excellentes bases dans d’autres langues et d’autres cultures ? Sommes-nous à ce point entrés dans l’ère du spécialisme qu’il ne faille maîtriser qu’une langue parfaitement et que les autres importent si peu ? En aucun cas. Parlons le volapük ou l’esperanto. Parlons le mandarin. Parlons l’anglais international pour nous entendre avec tout le monde. Notre capacité à communiquer avec le monde déterminera notre capacité à promouvoir notre culture et notre langue. Nous fermer à lui ne préservera en rien une influence bien passée.
La jeune génération française a souvent des repères multiculturels et multilinguistiques qui lui donnent une richesse que sa parente n’avait pas. L’ostracisme de cette valeur par une élite nationaliste et vieillissante conduit à un décalage grandissant entre les attentes des professeurs et le potentiel de leurs élèves. Riche de références qui n'ont pas droit de cité hors des ghettos, la jeunesse française et sa langue fleurie doit-elle se courber encore et toujours pour une ligne droite ? Cette dimension culturelle, bien plus que le langage SMS ou la génération MTV, est à l’origine de la crise éducative que connait la France.
La langue française doit-elle alors évoluer ? Sans doute. Sans doute pas systématiquement. Sans doute pas jusqu’à se dénaturer. Mais sans doute de manière à intégrer des apports conséquents de la rue, des banlieues flambantes et de l’usage populaire. La langue française doit-elle être appliquée ? Sans doute. Sans doute est-il indispensable que l’école l’enseigne au mieux. Sans doute est-il nécessaire de lutter pour conserver le meilleur niveau possible. Sans doute la disparition de la dictée de Pivot est-elle regrettable en ce qu’elle symbolise la déchéance des référents. Mais sans doute ne doit-il pas être pertinent de juger une réussite à un niveau de langue plutôt qu’à des idées. Sans doute le pays gagnera à prendre en considération ceux qui ont réinventé leur langue plutôt qu'avoir pu l'apprendre sans heurts. Sans doute y'a-t-il de la paix sociale dans l'acceptation d'une langue française différente des standards pratiqués dans cette joute oratoire.
Le ton volontairement académique et obséquieux, le ton mousse et pampres de mon discours, est évidemment en décalage avec mon propos. Mais qui ne maitrise pas les règles du jeu ne saurait jamais prétendre les modifier. La culture ne réside pas dans l’acquisition de référents élitiques aux dépends des standards populaires. Elle tend à la diversité des connaissances, à l'amalgame du correct et du moins correct, de l'académique et du subversif, au mélange des langues et de leurs niveaux. La culture n'est pas la langue française, , elle est la langue française plus toutes les autres.
En conclusion Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs les jurés, j’accuse, peut-être sans avoir la force de persuasion d’un Zola mais néanmoins, j’accuse la France de tuer la langue française, en la capitonnant, en la bâillonnant, en la circonscrivant à ce petit périmètre nationaliste d’auteurs universels à domicile, car incapables de communiquer avec le monde. Et qu'il me soit donné, par ma diatribe, l'occasion de proposer. De proposer que la langue française s'ouvre, qu'elle s'émancipe de ses carcans, qu'elle accepte les différences et les embrasse même de toutes ses lettres. De proposer que vous, éminences et élites, amenées à gérer par le droit la langue de vos convives, ne conceviez plus la problématique politique de la langue française avec le conservatisme effarouché du national nostalgique. De proposer que vous ne consacriez pas les tribuns qui auraient eu l'évidence de chatouiller doucereusement la fibre patriotique qui sommeille en chaque amoureux de la prose bien faite. « Arrière ces éloges lâches, menteurs, criminels, qui faussent la conscience publique », pour citer Chateaubriand. De proposer que vous reconnaissiez les valeurs de l'ouverture, de la diversité, de la tolérance et de la culture. De proposer en fait, jury cicéronien, que vous reconnaissiez par votre choix les vraies valeurs politiques de la langue française.
Merci d'avance.